En voici le début :
"Totalement statique sur ma chaise en plastique blanc, j’attends avec
impatience et fébrilité l’homme que je fréquente depuis quelques années. Mais
chut, c’est un secret, personne, absolument personne n’est au courant de cette
relation. Ni ma famille, ni même ma meilleure amie à qui je confie pourtant un
nombre incroyable de secrets. Vous devez vous demander pourquoi je le vois en
cachette ? Eh bien, je ne sais pas trop moi-même. A cause de la différence
d’âge ? Non, c’est justement ce que je recherche, de la maturité, de
l’expérience. Parce qu’il est marié ? Non, ça ne me regarde pas. Alors peut-être
parce que j’ai un peu honte ? Oui c’est ça, j’ai honte. J’ai honte de
m’accrocher à lui de cette façon. Mais bon, c’est comme ça, j’ai sans cesse
besoin de le voir, besoin qu’il me parle, besoin qu’il me rassure. Je l’appelle
le matin même, et hop me voilà chez lui quelques heures plus tard. Pourtant, je
suis consciente qu’il ne s’agit là que d’une relation à sens unique. Même s’il
ne me rejette pas, même s’il est toujours à l’écoute et cherche à me rassurer, je
ne suis pas aveugle : je remarque, à son demi-sourire forcé, lorsqu’il
m’aperçoit devant sa porte, beaucoup de réticence, mêlée à parfois un peu
d’exaspération.
Je ne suis pas seule à l’attendre aujourd’hui. Une petite vieille qui
tousse est là aussi. J’espère qu’elle ne va pas le retenir longtemps, il faut
que je retourne au boulot, moi. Je dirige une agence de voyage du groupe
Evasion-Loisirs, et les vacances d’été approchant, ce n’est pas le travail qui
manque. Bon, il y a bien Odette, mon employée, qui m’aide, mais je ne peux pas
me permettre de m’absenter trop longtemps, car je vise une promotion pour
passer directrice départementale. Je pense d’ailleurs être en bonne place pour
l’obtenir. Une petite demi-heure passe encore. Ma vieille acolyte du moment
disparaît avec celui que je suis venue voir. Mon angoisse, elle, monte d’un
cran. Elle est à son apogée lorsque l’homme tant attendu mais également tant
redouté apparaît à la porte, dans sa blouse blanche.
— Bonjour Docteur.
— Bonjour Jeanne.
Il me conduit dans une pièce qui, dans un autre contexte, m’aurait paru
très chaleureuse avec ses meubles en bois exotique et ses statues africaines
joliment disposées sur des étagères pleines d’ouvrages médicaux. Il m’invite à
m’asseoir, fait le tour de son bureau et s’installe, à son tour, devant son
écran d’ordinateur. Il cherche mon dossier. Il le trouve rapidement. Si l’on
était encore à l’ère du papier, je pense qu’il l’aurait trouvé encore plus vite
puisqu’il n’aurait pas même eu le temps de le ranger dans un tiroir depuis ma
dernière visite.
— Qu’est-ce qui vous amène, Jeanne ?
Il a toujours cette étonnante délicatesse de ne pas rajouter « cette
fois-ci » alors qu’il doit le penser très fort. Je ne sais pas par où
commencer. Comment expliquer avec exactitude ce que j’ai, en insistant sur
l’essentiel mais sans rien omettre au cas où ce serait important pour le
diagnostic. Je regrette alors de ne pas avoir fait une petite liste de tous mes
symptômes. Je me lance quand même :
— J’ai mal à la tête. Un peu tout le
temps. Parfois même déjà au réveil. Surtout de ce côté-là.
Je lui montre un point de mon crâne situé à deux doigts au-dessus de mon
oreille droite.
— Et puis des
fois, je vois des choses bizarres.
Il fronce légèrement les sourcils. Tiens, l’aurais-je interpellé ?
Mon dieu, est-ce que c’est vraiment grave ce que j’ai ?
— Je vois des petites mouches comme ça devant
mes yeux.
— Allongez-vous sur la table d’examen.
J’obtempère dans la
seconde. Inutile de me montrer le chemin, je le connais par
cœur. Il prend ma tension.
— Tout va bien de ce côté-là, me dit-il
calmement. Asseyez-vous."
Extrait de Amazonie, ibuprofène et rose à lèvres pailleté, parue dans le recueil Célibataire, mais ... je me soigne